mercoledì 11 gennaio 2012

L’homme à la fenêtre


Pendant longtemps, j’ai vécu dans une petite ville de province. Une vie normale, comme on dit. Quelques années d’école, le travail, et pas mal de temps libre consacré à soi, à ses intérêts, à ses passions et à ses divertissements. Je regardais le monde par la fenêtre, et j’avais l’impression qu’un film, avec ses images parfois tristes et parfois joyeuses ou pleines d’espoir, défilait devant mes yeux sans trop me toucher. Comme si tout ce qui se passait autour de moi n’était rien d’autre que l’inévitable scénario dans lequel la vie d’un homme doit nécessairement se dérouler.

De ma fenêtre, je voyais les vies des autres comme si elles ne formaient que le cadre de la mienne. Disons que j’étais déjà trop occupé à vivre ma vie pour pouvoir aussi m’intéresser à celle des autres.

Pourtant, moi aussi je m’apercevais que quelque chose n’allait pas. Aussi n’étais-je pas indifférent lorsque passait sous ma fenêtre quelqu’un qui protestait, ou quand quelque fait troublait dans ma ville la monotonie de mes journées. Au contraire, cette curiosité, cette attraction que j’éprouvais en voyant que d’autres voulaient changer le scénario du quotidien, m’a poussé à chercher ces « autres », à les écouter et à me confronter à eux.

A un moment donné, je me suis aperçu que je devais vraiment faire quelque chose, si je voulais empêcher que l’horreur que je voyais par la fenêtre ne concerne aussi irrémédiablement toute mon existence. C’est ainsi que j’ai commencé à m’impliquer, avec ceux que j’avais rencontrés, afin que le scénario qui nous dépassait se transforme en une aventure qu’il valait la peine de vivre ensemble, sans lois, ni privilèges ou privilégiés.

Avec ces gens, qui étaient certes une petite minorité par rapport aux habitants de la ville, j’ai commencé à affronter toutes sortes de sujets et de problèmes, en essayant de trouver des solutions concrètes à nos discussions et à nos propositions, qui puissent exploser dans le quotidien qui nous enserrait. On se procurait et on diffusait des informations, souvent sur les aspects les plus cachés et les plus sournois qui fondent l’horreur collective qu’on nous impose. On manifestait dans la rue et on se battait avec ceux qui voulaient nous en empêcher. On essayait d’entraver tout un ensemble d’abus de pouvoir et de chantiers nuisibles, ou du moins on mettait au clair que tout le monde n’accepterait pas en silence qu’ils nous soient imposés.

Nous disposions peut-être de peu moyens, mais nous étions armés du désir collectif tenace de ne pas nous conformer, nous étions convaincus que, même à l’échelle de notre ville, les choses ne suivraient plus le même cours qu’avant, le scénario planifié par les autorités.

L’enthousiasme des idées et des pratiques, le partage de la vie et des perspectives se sont poursuivis pendant une période assez longue, qui m’a notamment permis d’élargir mes horizons au-delà des limites étroites de ma petite ville, de connaître d’autres gens et, avec eux, d’autres situations proches de celles que je vivais. Je me suis aperçu que les situations plus larges ne sont rien d’autre que la somme de tous nos quotidiens, et donc que, réciproquement, les petites révoltes prennent force et stimuli dans les plus grandes, et à leur tour nourrissent ces dernières en leur donnant cette consistance capillaire concrète et bien réelle.

Pourtant, petit à petit, ce fut comme une mosaïque qui se défaisait morceau par morceau, nous éloignant les uns des autres… et pour certains, angoissés par la perspective de ne pas trouver une situation satisfaisante dans ce monde qui, malgré leur acharnement, n’avait aucune intention de changer, ce fut peut-être aussi un éloignement de soi-même.

Le décor était en train de nous broyer, alternant entre une opposition franche à nos idées et une utilisation sans pitié de ces concepts qui, jaillis de nos façons d’agir et de nos idées, pouvaient être ré-élaborés dans le but de perfectionner la misère de ce monde, de la renouveler et de la reproduire pour les générations à venir. On nous a apporté sur un plateau l’opportunité d’endosser un rôle reconnu dans le processus de développement de l’existant, et beaucoup ont accepté la voie modératrice du dissensus. Ce n’étaient certes pas les premiers à passer « de l’autre côté », et ce ne seront pas les derniers. De toutes façons, on sait que le Pouvoir, et même les miettes qu’il peut se permettre de dispenser, attire en toute saison ceux qui au fond d’eux-mêmes aspirent à faire carrière ou, tout simplement, n’ont jamais considéré comme réalisables les rêves dont ils ont rempli leurs beaux discours.

Quant aux autres, nous sommes restés peu, purs et durs. Puis, avec le temps qui passe, un peu moins durs et en rien purs. Au contraire, crasseux… d’impuissance, de rancune, du manque d’horizons capables de fasciner nos regards… crasseux d’alcools mauvais et tristes, de petites et grandes misères humaines. Pour certains, ce furent le cerveau et le corps qui déclarèrent forfait, aidés par quelque cocktail psycho-actif, avant qu’un gouffre de doute et de résignation ne les aspire bien loin de l’ivresse de liberté qui les avait touchés. Pour les quelques-uns qui restaient, les techniques de dissuasion pratiquées par les gardiens de l’ordre établi abandonnaient rapidement les formalités du droit et l’arnaque du théâtre culturalo-démocratique. Au fur et à mesure que les exubérances juvéniles et les démangeaisons de revanche étaient récupérées, et éventuellement recyclées dans des paroisses d’opinions moins dérangeantes, ceux qui restaient sur les routes de la révolte étaient exclusivement considérés sous le prisme de l’ordre public, comme une menace à la monotonie tranquille de la ville, raison pour laquelle ils ont donné carte blanche aux organismes préposés afin de nous contenir et de nous persécuter.

Qu’est-il resté de tous les espoirs, des grands et des petits projets dont nous pensions qu’ils rendraient nos jours à venir fascinants ? J’aurais pu retourner regarder par la fenêtre, dans l’attente d’événements imprévisibles qui auraient retourné la situation. Mais il devait forcément rester un peu de mouvement, peut-être juste en dehors de ma ville, et ça valait le coup de tenter d’y amener mes tensions et mes expériences pour ouvrir une brèche dans la grisaille qui me cernait, jour après jour.

Je m’éloignais ainsi des événements auxquels j’avais été si lié, pour chercher ailleurs l’enthousiasme et l’engagement qui étaient triste - ment en train de disparaître autour de moi. A la longue, je me suis aperçu que mes envies de bouleverser l’existant n’étaient peut-être pas « ressenties » avec la même intensité par ceux que j’avais rencontrés. Beaucoup se contentaient d’un petit monde, d’un cercle de connaissances et de fréquentations remplaçant cette communauté naturelle qu’une socialité dévastée et aliénée rend difficile. Et pour faire tenir ensemble toutes ces fréquentations, il fallait tout un catalogue d’idées, de comportements et d’habitudes militantes, sans que les projets et les initiatives ne prennent vraiment le chemin de la réalisation concrète d’une subversion du quotidien.

Je retournais donc à la fenêtre, fouillant l’horizon à la recherche de nouvelles sollicitations, de quelque petit signal sur lequel me jeter pour recommencer, même si le plus souvent, la couleur que je m’attendais le plus à voir dans la rue était celle des uniformes qui venaient me demander une énième fois des comptes.

Entre-temps, je continuais à ma manière un ensemble d’activités qui auraient pu me convaincre que mes sens et mes espoirs n’étaient toujours pas engourdis par la grisaille dans laquelle ma ville était inexorablement retombée. En vrai, tout cela n’était qu’un témoignage de résistance, la preuve que des choses, on peut en faire, même si les autres ne comprennent la plupart du temps pas ces preuves. Car malgré tous les messages que je jetais aux quatre vents, l’écho ne parvenait plus à me rapporter d’autre voix que la mienne.

Une situation absurde… chercher des parcours que je pourrais partager avec d’autres, au prix de devoir adapter mes tensions et capacités à celles des autres, alors qu’il n’y a aucune réponse à de telles propositions. Au final, ce qui te reste entre les mains, c’est uniquement de la frustration, parce que tu as toi-même voulu réduire ces propositions à une dimension qui n’est pas la tienne.

Qu’étais-je en train de devenir ? Un prêtre en quête d’âmes pieuses, peut-être, ou mieux, un fantôme, une ombre qui court en rasant les murs, sans que d’autres ne ressentent le besoin ou l’envie de s’en approcher. Et si je voulais vraiment penser à mal, je dirais : un pestiféré, quelqu’un qui porte le mauvais œil, tellement il est devenu l’ennemi de l’ordre constitué. De toutes façons, il est évident que sans beaucoup d’autres objectifs à atteindre, l’attention des agents de la répression se concentre sur ceux qui ne s’adaptent pas. Je pris une décision : à partir de maintenant, je n’accepterais plus la supposée inéluctabilité de la surveillance, et je ne me résignerais plus à calculer mes aspirations et mes envies d’agir pour qu’elles demeurent cohérentes avec ce que les conditions qu’on nous impose me permettent. Avec tout le contrôle et la coercition qui s’immiscent déjà dans notre existence au quotidien, il me paraissait pour le moins inopportun de me transformer en un contrôleur de moi-même.

J’ai donc décidé de ne plus pouvoir être repérable, j’ai décidé que les espaces, les temps, les expériences que je vivrais ne méritaient pas de nourrir les yeux, les oreilles et les dents de mes ennemis. J’ai mûri ce choix comme s’il s’agissait d’une aventure pas forcément définitive, qui me porterait dans une condition nouvelle, unique et immuable, dans laquelle lier mes activités et mes désirs… En fait, je me trouvais plutôt devant un parcours parallèle, sur lequel m’orienter à la recherche d’une liberté de mouvement et d’une intégrité qui me manquaient.

D’autres lieux, d’autres moyens, d’autres conditions pour continuer à suivre cette même conviction qui a marqué ma vie il y a longtemps déjà.

Je retourne encore parfois à la fenêtre, en sachant d’avance que, au-delà de ce que j’y vois en bas, mon regard s’ouvrira sur de plus vastes horizons.
Extrait d’Incognito, Expériences qui défient l’identification, co-édité par Nux-Vomica (Alès) et Mutines Séditions, décembre 2011, 120 pages.
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